Tribunal de l'histoire

Nous sommes des créations de l’histoire et chacun sait que l’histoire encore brûlante d’un passé récent est beaucoup plus difficile à commenter que l’histoire figée par le froid passage des siècles. Or, en beaucoup de lieux, où la pauvreté règne, les évolutions qui ont bouleversé les modes de vie traditionnels s’étalent sur quelques générations dont les plus anciennes peuvent encore témoigner. Pourtant le développement humain est un phénomène planétaire, tant hier qu’aujourd’hui, caractérisé, au sein des sociétés, par la recherche, la maîtrise et le respect de principes universels qui entretiennent l’espoir de mieux-être.
Les milliards de personnes qui peuplent notre planète sont des survivants, la descendance de quelques-uns. Un généalogiste omniscient qui connaîtrait la longue liste des filiations construirait un arbre généalogique à un tronc, quelques branches mortes, des milliards de rameaux portant des feuilles et des milliards et milliards de graines.
La préhistoire de l’humanité est au début l’histoire de quelques-uns. Avec la prolifération des sapiens progressivement l’histoire devient celle des peuples organisés en Cités, en Etats, en Nations, en Alliances. Certes, le souvenir de l’origine commune s’est perpétué à travers les légendes, les mythes fondateurs, les genèses dont chaque culture s’est dotée. Mais à mesure que les peuplades s’isolaient et se différenciaient culturellement et linguistiquement, les différents groupes s’approprièrent chacun l’origine. Les membres des autres groupes se sont vus relégués au rang des choses dont la nature abonde, au même titre que les animaux domestiques. Ainsi, pendant des millénaires, partout des personnes ont pu réduire leur parentèle en esclavage, sans un soupçon de remords, alors que souvent elles étaient dans leur propre société admirées et respectées pour leur dévotion au culte de la famille et des ancêtres. Chaque civilisation à son tour a tentée, à travers des pratiques dévotes autour de textes ou coutumes sacrés, d’élucider et de propager des principes universels. Sachant impossible la félicité terrestre, l’humanité s’est accrochée à l’espoir de renaissance dans un monde meilleur. Les pratiques religieuses se sont trouvées fort heureusement secondées dans leurs efforts par la recherche scientifique. Etablie autour de systèmes et de protocoles organisés par la raison et vérifiés par l’expérience, l’activité scientifique a un mode opératoire très différent de l’activité dévote qui repose sur l’oubli de soi et la révélation. Les deux institutions se sont évidemment heurtées. Mais à la Renaissance en occident, la science naît de la religion. Le message que nous livre la connaissance aujourd’hui, en éclairant nos origines et nos modes de vie ancestraux, est de nature à mettre un terme à de nombreuses querelles sur la supériorité supposée des uns ou des autres.
La différenciation que l’on observe entre les peuples n’est que le résultat du plus ou moins grand isolement que les lignées ont vécu. Ce nouveau siècle offre à notre descendance la possibilité de réunir les derniers isolés. La connaissance par chacun d’entre nous de ses véritables origines est certainement l’un des ferments nécessaires à une plus grande cohésion mondiale, élément essentiel pour relever les défis de ce début de 21e siècle. En effet, chaque lignée humaine est porteuse de progrès et de nouvelles connaissances, elle doit à ce titre être au plus vite mise à l’abri de la misère. Or, pour qui souffre de la misère, victime de la dureté de la nature, ce ne sont pas tant les caprices des éléments qui occasionnent ses souffrances, que ceux des hommes qui par leur lutte fratricide déstabilisent des équilibres déjà fragiles. La précarité, la disette ou la famine ont été jusqu’ici le lot quotidien de l’immense majorité. Notre civilisation commence à peine à sortir de cet état. L’expérience acquise par les pays qui ont trouvé récemment le chemin de l’abondance est transmissible à d’autres car ce chemin repose sur l’usage et le respect de principes universels qui transcendent la condition humaine.Parmi les nombreux principes qui régissent notre univers, tous sont indispensables à la maîtrise des arts et des sciences. Heureusement le nombre ne nous fait pas défaut et il n’est pas indispensable pour chacun de les connaître tous, car les compétences ne sont utiles que partagées et différenciées. Cependant, tout être humain devrait pouvoir en saisir un certain nombre en commun, afin que petit à petit le sentiment d’appartenance à une communauté mondiale transcende l’appartenance aux cultures locales, sans pour autant les faire disparaître, car elles sont indispensables aux besoins de différenciation des personnes. Parmi ces lois et principes universels beaucoup concernent le domaine de l’inerte ou du biologique. Notre développement économique leur doit énormément, par les applications industrielles et agricoles qu’ils ont générées. Dans les domaines des sciences sociales et morales les certitudes sont beaucoup moins nombreuses et plus discutées. Les deux derniers siècles sont marqués par de nombreux tâtonnements qui semblent ne jamais vouloir aboutir. Un principe cependant petit à petit s’impose. Il concerne les droits des personnes et la préservation des libertés individuelles, et doit être considéré comme l’une des clefs indispensable du développement humain. Les Nations qui les premières ont réussi à construire leur droit autour de ce principe, ont toutes aujourd’hui réduit considérablement les difficultés liées à la pauvreté et pratiquement vaincu la misère. Les principes qui transcendent les époques et les êtres appartiennent au patrimoine de l’humanité tout entière, ils constituent en vérité la mesure même du développement humain, qui ne saurait se réduire au simple confort matériel.Le 20ème siècle restera certainement dans l’histoire des hommes comme le plus paradoxal et le plus déconcertant, empreint de généreux élans et de brutales destructions. Pour ce qui concerne développement humain, le bilan est certainement globalement positif. Cependant les contrastes qui s’affichent entre les différentes régions constituent la grande désillusion quant à l’efficacité des plans et programmes de développement. Les événements auraient certainement été très différents si cette période n’avait pas été le théâtre d’un terrible affrontement doctrinal, dont les plus pauvres allaient pâtir. Essayons de nous projeter fin 2100 au « Tribunal de l’histoire » et imaginons comment on expliquerait : « A l’issue de la seconde guerre mondiale, alors que l’Europe et le Japon déblayaient leurs cendres encore chaudes, la querelle vieille d’un siècle entre partisans d’une collectivisation du capital et d’une planification étatique et partisans de la propriété privée du capital et de l’initiative individuelle dégénérait en conflits à travers le tiers-monde, qui s’extirpait de la gangue coloniale. La stratégie de guérilla permanente qui s’établit alors entre les groupes sociaux, les nations et finalement les peuples, allait entraîner la plus folle course aux armements qu’il est possible d’imaginer, dépassant en puissance ce qui était nécessaire à la destruction totale de toute civilisation sur la planète. Partout, dans les pays assujettis par l’adversaire on ourdissait des complots, on armait des affamés, des bataillons d’enfants. Les pires exactions qu’engendrent les guerres étaient justifiées au nom de la liberté. Les libérateurs, une fois assurés de leur victoire et forts du soutien de leurs puissants alliés, se transformèrent pour de nombreux peuples en cruels geôliers. C’est sur ce terreau de violence et de corruption que les plans de développement furent entrepris. Ils étaient conformes au credo économique du moment, c’est-à-dire fondés sur une accumulation rapide de capital. On pensait qu’un rythme soutenu d’investissement, pendant quelques décennies, conduirait inévitablement à une convergence des économies vers les performances des meilleurs. La course au développement était résolument engagée. Et il faut reconnaître que les premiers résultats furent plutôt encourageants. Mais bien vite on allait déchanter. Le tournant s’opère en une vingtaine d’années, aux alentours de 1980. Il se manifeste par le passage des « pays libres », d’un mode de production automatisé de type taylorien avec traitement papier de l’information à une production robotisée avec traitement informatisé. Cette mutation qui ne s’est pas faite sans douleurs a définitivement établi la suprématie d’un bloc sur l’autre, tant elle est de nature à améliorer considérablement les rendements dans l’ensemble des activités humaines. De plus, l’enthousiasme qui avait porté l’idéologie communiste s’était fort estompé au fil des générations à mesure que le système s’engluait dans la bureaucratie et la terreur. Depuis plusieurs années, on tentait vainement de museler une dissidence de plus en plus active. La fin du communisme fut perçue comme une libération par beaucoup, mais elle signifiait pour d’autres, la fin d’un âge d’or. En effet, il devint beaucoup plus attractif et stratégique d’investir dans ces pays qui s’ouvraient, plus proches culturellement et dont les populations étaient éduquées, que de maintenir des alliances incertaines et fort coûteuses avec des Etats ne présentant plus les mêmes enjeux géopolitiques. Et ce, d’autant plus que le brutal changement de politique monétaire avait tari le flot jusqu’alors abondant du crédit. Le soutien fut petit à petit soumis à des conditions, on frôla à plusieurs reprises la faillite. Les pays les plus pauvres durent mettre en œuvre des politiques draconiennes visant à réduire leurs dépenses publiques. Les maigres infrastructures et institutions héritées du colonialisme ou construites dans l’euphorie des premiers plans n’y résistèrent pas et le passage au 21e siècle fût, pour certain, synonyme de chaos… ». Quant au jugement, que prononcerait ce « Tribunal de l’histoire » nous vous laissons la soin d’en décider. Cependant un profond sentiment de criminel gâchis domine en la circonstance. Malgré tout, une leçon essentielle se dégage de cette période mouvementée : dans tous ces conflits, les systèmes qui ont assis leur développement sur le respect des droits des personnes en ressortent vainqueurs. Le développement est comme le cœur, il bat dans la poitrine des hommes. Assurez-leur la paix, nourrissez leur corps et leur esprit et bientôt ils développeront des aptitudes qu’eux-mêmes ne s’imaginaient pas. Les économistes considèrent aujourd’hui que la croissance repose principalement sur le concept de capital humain. Celui-ci prend la forme de connaissances, de savoir faire, de brevets, d’expériences… A la différence de son pendant, le capital physique et financier, il n’est pas sujet à dépréciation rapide : avant qu’on ne dépasse Newton, l’humanité attendra Einstein. Il se renouvelle et s’enrichit au rythme des générations à condition qu’il soit transmis. Ce n’est pas en soit une découverte et les programmes de développement ont toujours inclus des initiatives visant à favoriser les transferts de technologie et à promouvoir l’alphabétisation. Pourtant, les étudiants du continent africain ou du sous-continent indien préfèrent souvent s’installer dans les pays d’accueil, malgré les difficultés. Il semble que ce soit principalement le manque de libertés que ces toutes nouvelles élites cherchent à fuir par leur exil volontaire ; libertés politiques baillonnées par des systèmes de gouvernement à parti unique ; libertés économiques par la difficulté à trouver des financements privés et par l’omniprésence d’une bureaucratie tatillonne, spoliatrice et souvent corrompue ; mais aussi libertés sociales par le poids des cultures traditionnelles, des hiérarchies ethniques et des castes. Le phénomène d’émigration ne touche pas que les élites intellectuelles, nombreux sont ceux qui, pour échapper à leur misère, fuient leur pays armés de leur simple courage pour conquérir ce monde riche et libre que constituent les pays développés en plein essor économique. Là encore, on y perd les plus entreprenants. Les politiques de développement de la deuxième moitié du 20e siècle, se sont contentés d’investir dans de lourdes infrastructure qui se sont très rapidement dépréciés faute d’entretien régulier, et de coûteuses dépenses en armement, mais le contexte géopolitique n’a pas permis l’éclosion et la maturation des autres éléments institutionnels indispensables au développement. En ce début de 21e siècle, le contexte géopolitique a considérablement évolué, et ne subsiste aujourd’hui des grandes querelles d’hier que des bouffées de violence par contrecoup et des cicatrices encore douloureuses, tout espoir n’est donc pas perdu. La préhistoire et l’histoire donnent raison à Condorcet : l’humanité est très certainement infiniment perfectible. La première condition est qu’elle sorte de la misère qui, tant qu’elle perdure, constitue un obstacle infranchissable. La lutte contre la pauvreté ne peut se gagner en quelques années, par contre des batailles décisives contre la misère et l’horreur doivent être menées. Il convient sans doute ici de différencier la pauvreté de la misère. Cette dernière se caractérise par la difficulté à obtenir le minimum calorique nécessaire à la survie physiologique, alors que la pauvreté est un concept beaucoup plus relatif qui se compare à la richesse moyenne des individus composant une société. La misère rend incapable le développement humain car les populations qui en souffrent, consacrent l’ensemble de leur temps à leur survie. Tenaillées par la faim, les échecs dans leur quête quotidienne les affaiblissent et créent des carences entraînant des handicaps parfois irréversibles chez les nourrissons et les très jeunes enfants. La pauvreté n’est pas en elle–même un obstacle au développement, la misère l’est. La révolution industrielle s’est construite sur la pauvreté et l’a fait reculer grâce à la mobilité sociale, générations après générations. Dans les ruines de la misère et des guerres, l’exode est la seule mobilité que l’on constate. L’éradication de la misère passe par la pacification et une stabilisation des systèmes politiques. Entre aide au développement et aide militaire, il faut choisir. Toute entreprise de développement, surtout aux premiers stades, se trouve totalement anéantie dès qu’un conflit surgit. Si certains sont encore assez inconscients pour se livrer bataille, qu’ils le fassent avec les armes qu’ils auront su produire. Les sacrifices commerciaux inévitablement associés à une telle politique doivent être considérés comme des investissements dont le retour ne peut être à moyen et long termes que très profitable. En effet, la structure du commerce mondial nous montre sans équivoque que les échanges croissent en fonction de la richesse des pays et que la concurrence existant entre les pays développés leur est finalement profitable. De façon complémentaire, dès qu’un pays s’engage vers la paix civile et le respect des droits des personnes, des programmes d’aide doivent immédiatement suivre, le pays devient un protectorat de l’ONU. En priorité, l’aide doit porter sur le terrain et s’adresser aux personnes. La forme qui consiste à la distribuer sous forme de Revenu d’Existence associé à des microprojets financés par des institutions locales chargées de collecter l’épargne, semble en la matière très appropriée. L’aide est alors directement ressentie par les populations et essaime partout des embryons d’institutions. L’aide aux gouvernements portant principalement sur la formation et l’entretien d’un corps de magistrat et de policiers indépendants, garants devant l’ONU des droits de la personne et des libertés civiques et sur un investissement en infrastructures visant à favoriser l’essor des communications intérieures et extérieures. Forts d’une stabilité conquise, d’une population de plus en plus savante, ces pays ne manqueront pas de rassurer et d’attirer les investisseurs étrangers, accentuant ainsi les transferts technologiques et de savoir-faire. Cette inflexion dans les stratégies d’aide au développement de l’ONU n’est pas révolutionnaire, elle entend soutenir en fait une évolution déjà amorcée. En effet, le respect des principes universels est en train de transcender d’une part les cultures, par l’activité de la communauté scientifique internationale qui prospère, et d’autre part les souverainetés nationales par celle des organismes internationaux qui se renforcent. Les Etats soucieux de s’engager dans cette voie ont besoin maintenant de se défaire des mauvaises habitudes héritées du passé et d’asseoir mondialement les principes qu’ils défendent pour eux-mêmes afin que les actes qu’ils commettent en vertu de la Raison d’Etat ne heurtent plus la raison ordinaire. Cela ne se pourra que si la raison d’Etat est soumise à la raison ordinaire.

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